Généalogie d’une évidence statistique : de la « réussite économique » du colonialisme tardif à la « faillite » des États africains (v.1930-v.1980)
Au début des années 1980, le constat d’une faillite économique des États africains, statistiquement vérifiable par les mauvais chiffres de la croissance, a accompagné les réformes libérales mises en œuvre en Afrique sous l’égide des institutions financières internationales : l’échec apparaissait d’autant plus évident que bon nombre d’États africains étaient passés d’une croissance forte à la fin de la période coloniale à une période de stagnation dans les années 1960, avant de connaître la récession dans les années 1970. Cet article vise à faire la généalogie de cette évidence statistique qui s’est imposée dans le contexte du tournant libéral, en retraçant l’histoire des chiffres de la croissance en Afrique du point de vue de leurs conditions concrètes d’élaboration par les statisticiens, des significations successives qui leur ont été données et des différents usages qu’en ont faits les contemporains. Il montre que les grands récits statistiques statuant sur l’échec des États africains supposent une réutilisation de chiffres jugés incertains au moment de leur conception, mais aussi une modification de sens par rapport à celui que leur conféraient leurs concepteurs : depuis la fin de la période coloniale, ces chiffres n’ont cessé de donner lieu à des interprétations concurrentes et à des réinterprétations, avant de formaliser l’échec des États africains et la nécessité de réformes libérales au début des années 1980. Au final, la statistique apparaît ici non seulement comme une technique de gouvernement et de légitimation, mais aussi comme l’un des biais par lesquels différentes époques peuvent se projeter les unes dans les autres en investissant les chiffres du passé – ou ceux du futur – d’une signification présente.
MOTS-CLÉS
- Afrique
- mesure du développement
- histoire de la statistique
- croissance économique
- État
- libéralisme